Cycle de séminaires 2024-2025

Penser (le) hors catégorie

Coordination : Sophie Picard, David Weber, Catherine Teissier

Dans le monde du cyclisme, un col « hors catégorie » désigne une ascension d’une difficulté exceptionnelle, qui fera l’objet d’une attention particulière lors d’événements sportifs. L’expression invite à repenser ce qui n’entre pas dans les catégories communément utilisées pour approcher les phénomènes culturels et sociétaux : le « hors catégorie » peut être ce qui, par sa complexité, résiste à toute tentative de classification et se démarque dès lors du catégorisable par son caractère singulier. Dans l’histoire littéraire allemande, trois auteurs de l’époque classique-romantique, Friedrich Hölderlin, Heinrich von Kleist et Jean Paul sont ainsi régulièrement qualifiés « d’inclassables » dans les manuels ou les anthologies, ce statut leur conférant une aura particulière. Simultanément, les phénomènes « hors catégorie » constituent un défi pour les systèmes de classification, dont ils signalent les limites, allant parfois jusqu’à les invalider. C’est précisément parce qu’ils et elles ne s’y trouvaient pas ou mal représenté.es que les artistes féminines ou encore les auteur.es issu.es de la migration ont dénoncé depuis les années 1970 le canon et sa déclinaison en histoire littéraire enseignée à l’école et à l’université.

La série de séminaires « Penser (le) hors catégorie » entend inviter les chercheur.ses de l’U.R. ECHANGES à se pencher sur les processus de catégorisation et les dynamiques d’inclusion et d’exclusion qu’ils impliquent dans les aires culturelles germaniques et slaves. La réflexion pourra porter sur les arts et la littérature, en s’intéressant aux catégories communément utilisées telles que les époques, les mouvements ou les genres littéraires et artistiques et leurs limites. Mais elle devra prendre en compte de manière plus large l’ensemble des phénomènes sociétaux anciens ou récents qui ont défié ou continuent de défier les systèmes de classification et les typologies, qu’il s’agisse des assignations de genre, des registres de langue, des différenciations opérées entre les types de culture (par ex. culture savante/culture populaire) – pour ne citer que quelques exemples. Le dialogue entre spécialistes de littérature, d’études culturelles et de linguistique, mais aussi entre germanistes et slavistes permettra de confronter différentes temporalités et modalités dans la conception du « hors catégorie ».

Le séminaire mobilisera des outils empruntés à la sociologie. Nous nous demanderons notamment à quelles attentes répondent les catégories, quel est leur intérêt social et comment elles apparaissent. Mary Douglas s’est intéressée très tôt aux formes collectives de classification et voit quelque chose d’antérieur même au « calcul individuel » parce que « les classifications qui nous permettent de penser nous sont toujours fournies déjà toutes faites en même temps que notre vie sociale » (M. Douglas, 1999). Pour Douglas, les individus construisent des classifications qui leur donnent en retour des clés d’identification auxquelles est rattachée une lecture du monde. La réalité codifiée qui en découle, organise donc la vie sociale. Elle sécurise quand la transgression au contraire fait naître l’inquiétude d’un retour à un monde qui serait imprévisible.

L’utilisation de catégories dans la recherche en sciences humaines et la présentation d’une société en catégories revient à manipuler des concepts liés à une histoire politique, économique et sociale à laquelle sont associés des représentations. Par ailleurs, la définition des catégories ou des groupes peut avoir pour conséquence de donner une image figée (et faussée) du monde social et des acteurs qui le forment quand ceux-ci sont en perpétuelle évolution (B. Lahire, 2006). Elles conduisent à une simplification du réel comme à un enferment des individus et des groupes dans une ou plusieurs catégories. Restent donc les combinaisons culturelles complexes, les situations intermédiaires, ambivalentes, les cas atypiques, que les catégories ne permettent pas toujours de nommer. Leurs utilisations sont par conséquent profondément politiques. Un des enjeux du séminaire sera de se demander si cette observation vaut aussi pour le domaine artistique et littéraire.

Le « hors catégorie » invite par contre à penser l’affranchissement des normes, l’émancipation (out) comme le processus parfois long d’assignation, voire d’invisibilisation, qui l’a précédé (in) et donc à réfléchir aux dispositifs de normalisation, de hiérarchisation et de domination qui découlent des différenciations.

Il faudra notamment envisager les enjeux soulevés par :

  • les mécanismes de resignification de ces catégories et leur puissance subversive (J. Butler, 1997),
  • le concept de fluidité qui, du genre, pourrait être étendu à d’autres catégories,
  • l’approche intersectionnelle permettrait quant à elle de réfléchir à l’articulation possible entre les catégories, de réfléchir au croisement de dominations diverses rendant compte non d’une juxtaposition , mais de configurations culturelles plus complexes échappant aux catégories premières et permettant de penser tant les métissages que la pluralité.

Cette série de séminaire invitera à la fois à « penser le hors catégorie » et à « penser hors catégorie » en favorisant une approche interdisciplinaire tout en étant ouverte à la société civile.

Bibliographie

Boudieu, Pierre (1998), La domination masculine. Paris, Seuil.

Butler, Judith (2006), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte (1ère édition 1990).

Butler, Judith (2004), Le pouvoir des mots, politique du performatif, Paris, éd. Amsterdam (1ère édition 1997).

Crenshaw Kimberle (2005), « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur » (1 ère éd. 1994), Cahiers du genre, 2005/2, no 39.

Douglas, Mary (1999), Ainsi pensent les institutions, Paris, La Découverte (1 ère éd. 1986).

Durkheim, Emile et Mauss, Marcel, (1971), « De quelques formes primitives de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives » (1 ère éd. 1903), in M. Mauss, Essais de sociologie, Paris, Seuil, coll. « Points Essais ».

Eribon, Didier (2013), Réflexions sur la question gay, Paris, PUF, 2e édition.

Goffman, Erving (1975), Des usages sociaux des handicaps, Paris, Ed. de Minuit (1ère éd. 1963).

Lahire, Bernard (2006), La culture des individus. Paris, La Découverte.

Axe 2/ altérité, langue, traduction

Axe porté par Charles ZAREMBA, Professeur en études slaves

L’axe « Altérité et traduction » se propose d’explorer les domaines de l’altérité dans les aires germanique et slave mis en lumière par les problèmes quotidiens des traducteurs : altérité culturelle (par ex. les sous-entendus et connotations, les realia, les jeux de mots) et linguistique (par ex.les structures grammaticales non comparables, les marqueurs des relations logico-sémantiques qui n’ont pas d’équivalent exact, le langage hybride qui résulte du contact des langues).

On s’intéressera tout particulièrement ici à la notion d’altérité linguistique qui se trouve au centre de l’activité de traduction : la langue de l’autre pose la question de la part du traduisible et de l’intraduisible et, surtout, celle de la nature de ce dernier. La langue de l’autre peut se présenter également comme un élément de construction du texte littéraire qu’il n’est pas souhaitable de traduire, car la langue étrangère est donnée dans le corps du texte en tant qu’élément exotique qui matérialise la frontière avec le territoire linguistique de l’autre. Certaines œuvres, construites sur les interférences ou la confrontation entre deux (ou plusieurs) langues au contact peuvent ainsi être jugées intraduisibles.

Le meilleur effet de la traduction est la naturalisation des textes étrangers qui finissent par s’intégrer dans les corpus nationaux. Aucune littérature (du moins européenne) n’est compréhensible ni complète sans Ovide, Pétrarque, Shakespeare, Balzac, Kafka, etc. Les apports extérieurs contribuent à la construction de l’identité de la culture d’accueil : l’autre révèle le soi, le rend visible.

Le processus de naturalisation passe par le travail concret, artisanal, de la traduction, plus précisément, celui des traducteurs, incarnation de l’altérité, véritables Janus à la jonction de deux langues et, plus généralement, de deux cultures. L’image du passeur est aussi galvaudée que fausse : le traducteur ne quitte pas une rive pour en rejoindre une autre, il est à la fois sur les deux rives tout en étant en animé d’un mouvement permanent de va-et-vient, rempli d’hésitations et de remords, conscient du fait que les deux rives sont différentes, voire non comparables. Comment dès lors les rendre compréhensibles (au sens linguistique et culturel) l’une à l’autre ?

De là naît la perpétuelle insatisfaction des traducteurs qui retouchent sans cesse leur travail, et celle des lecteurs qui accueillent comme un phénomène naturel, voire un dû, les retraductions. Est-ce l’effet d’une altérité radicale dont la manifestation extrême est l’intraduisible ? Ce dernier est-il une qualité intrinsèque de certains faits culturo-linguistiques ou renvoie-t-il simplement aux limites de traducteurs ? Ou encore est-il une manifestation visible de l’indicible ?