Cycle de séminaires 2023-2024

La nourriture – discours, pratiques, représentations

Coordination : Florence Bancaud, Susanne Böhmisch, Nathalie Schnitzer

S’inscrivant dans la continuité de nos recherches du précédent quinquennal sur les corps, les altérités et les images, la nouvelle thématique de notre laboratoire ÉCHANGES (UR 4236) est le dedans-dehors que nous aborderons en premier lieu par le biais de la nourriture, saisie dans ses différentes dimensions :

  1. Constructions de l’intériorité / cartographies du dehors, ce que je mange déterminant ce que je suis, le rituel du repas permettant de tisser du lien social.
  2. Passages, frontières, transferts, conflits, la nourriture impliquant une incorporation, un transfert de l’espace du dehors à l’intériorité corporelle.
  3. Inclusions, exclusions, stigmatisations, la nourriture pouvant aussi être le fait d’une sélection (régime), d’un excès (boulimie) voire d’un rejet pathologique (anorexie), ou pouvant enclencher un processus de stigmatisation et de marginalisation.
  4. Résonances et similarités, la cuisine et la culture gastronomique pouvant être l’objet de comparaisons, voire d’emprunts ou de convergences entre des espaces culturels distincts.

Interprétée comme « fait social total » par Marcel Mauss dès 1925 (Essai sur le don), comme système sémiologique dépassant largement la dimension biologique par Roland Barthes en 1957 (Mythologies), la nourriture est devenue dans les pays germanophones un objet de recherche à partir des années 1990, notamment dans les études interculturelles et littéraires (Alois Wierlacher, Gerhard Neumann), et dans le contexte d’un engouement général pour les études sur le corps. Depuis le début du XXIe siècle, on assiste à une véritable effervescence scientifique sur ce thème, donnant lieu à ce qu’on nomme parfois food studies ou Kulinaristik, un champ caractérisé par sa très forte interdisciplinarité, notamment entre les sciences humaines et les sciences naturelles. La nourriture touche de fait autant le corps que les représentations et discours ; elle joue un rôle essentiel dans la construction des identités et des espaces culturels : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es » (Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, 1825). Elle intéresse les sociologues, les anthropologues, les historiens, les psychologues, les philosophes, les linguistes, les nutritionnistes, les biologistes, les littéraires, etc. Manger et boire étant un acte d’incorporation d’une substance extérieure, de transformation et de l’expulsion de celle-ci, le circuit même de la nourriture ne cesse de traverser le dedans-dehors, de brouiller les frontières, tout en interrogeant le cœur du vivant. François Dagognet comprend l’appareil digestif comme un « vrai ‘dehors en dedans’ », un « étrange ‘périphérique interne’ », qui fait partie de ces « tissus situés au fond de nous, mais qui cependant débouchent directement sur l’extérieur » (La peau découverte, 1993). Pour Claude Fischler, le « paradoxe de l’omnivore » et la logique de l’incorporation constituent les ressorts anthropologiques du rapport de l’humain à l’alimentation, la bouche jouant le rôle d’un « check point de l’incorporation » (Fischler, L’Homnivore, 1990/1993). La bouche n’est pas seulement « un sas entre l’intérieur du corps et le monde » (Fischler), un support symbolique des rapports dedans-dehors, mais également un organe fort investi de fantasmes, un carrefour entre nourriture, mots, sexualité, un « lieu de transit corporel surinvesti par l’humain, qui rompt, à cet endroit, son isolement existentiel en faisant communiquer l’extérieur et l’intérieur » (Gisèle Harrus-Révidi, Psychanalyse de la gourmandise, 1994). Manger comporte également un enjeu éthique et environnemental. C’est une « occasion d’épeler une relation à soi, aux autres et au milieu » (Jean-Philippe Pierron, Penser une éthique alimentaire, 2017). « En mangeant, on se relie à son désir (écologie psychique), à un univers relationnel dans la convivialité (écologie sociale) et à tout un univers (écologie environnementale) » (Kilien Stengel, Pascal Toronto, Futurophagie, 2018).

Nous aborderons cette thématique sous différents angles :

  • Les représentations et l’imaginaire de la nourriture

Que mange-t-on, que boit-on dans la littérature et les arts : quels types d’aliment, avec quelle signification esthétique, culturelle, poétologique, etc. ? Comment est représentée la consommation des aliments, qu’elle corresponde à une norme ou la transgresse, comme dans le cannibalisme ou le vampirisme, qu’elle soit marqueur de classe sociale ou signe de pathologie (boulimie, anorexie) ? Peut-on, comme Flaubert (Lettres à Louise Colet), parler de physiognomie alimentaire, voire postuler une forme d’identité alimentaire ? Quel sort est réservé à la voracité, ou bien à la représentation de la faim ? Quels liens se nouent entre nourriture et émotions, nourriture et caractère ? Quels récits peut-on reconnaître à propos du repas, de la faim et du jeûne (Grimmelshausen, Kafka), du dîner solitaire, intimiste ou collectif (Goethe, Kaminer) au banquet festif (T. Mann), philosophique ou grotesque (Rabelais, Grass) ? Quelle dimension méta-poétique et quelle dimension inconsciente le sujet de la nourriture peut-il révéler ? Dans quelle mesure les choix alimentaires d’un personnage participent-ils de sa construction et de son imaginaire personnel, voire permettent-ils de tisser un imaginaire collectif ? Quelles évolutions, quels paradigmes peut-on constater dans la représentation de la nourriture en littérature et dans les arts d’un courant à un autre, d’une époque à une autre ?

  • La langue et le discours de la nourriture

Quelles spécificités lexicales, sémantiques, pragmatiques peut-on observer dans les différentes langues (française, allemande, russe, polonaise, tchèque) pour parler de la nourriture, de la gastronomie, du sens gustatif, de l’oralité et de la corporalité liés au manger et au boire ? Quelle est la place réservée à l’expression de l’alimentation dans les différentes langues ? Quelle est par exemple la richesse et le degré de spécificité de la langue utilisée pour décrire les préparations culinaires (dans les recettes de cuisine, les menus de restaurant, dans les revues spécialisées) ? Quels sont les intraduisibles propres aux différentes cultures et pratiques alimentaires ? Qu’en est-il des aspects genrés du discours sur la nourriture et le boire ? Comment se présentent les discours militants sur l’alimentation… durable, bio, végétarienne, végane, etc. ?

Avant de fondre sur la langue, la nourriture se fond dans la langue. Comment la décrivons-nous, comment argumentons-nous à son propos ? Quelles formes prend notre discours sur l’alimentation lorsqu’il revêt une dimension idéologique et devient un marqueur d’inclusion ou d’exclusion ? Comment nos habitudes, voire nos convictions alimentaires s’invitent-elles dans le débat public, et pour donner lieu à quels types d’échanges verbaux ? En quoi les noms donnés à ce que nous mangeons et buvons sont-ils révélateurs d’un système de valeurs susceptible d’évoluer – et d’entraîner des changements de noms ? Dans le prolongement de l’adage « dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es », on s’attachera donc à étudier ce que tu dis que tu manges pour mieux savoir qui tu es.

  • Les pratiques et les rituels de la nourriture

Que nous disent les pratiques et représentations autour de la nourriture sur le fonctionnement d’une culture, sur le caractère d’une nation (Lichtenberg, Rousseau) ? Quels interdits, quels tabous, quels mécanismes d’inclusion, d’exclusion, de stigmatisation relève-t-on ? Comment se fait la rencontre d’une autre culture par le biais de la nourriture, quelles expériences de la nourriture peut-on vivre lors d’un exil ? Que nous dit une diététique nationale de la manière de penser, de concevoir le vivant, le naturel, la santé, le plaisir ? Quelle est l’influence de la gastronomie française sur les pays allemands et slaves, quelles évolutions, quelles appropriations politiques et culturelles peut-on constater ? Que nous dit la gastrosophie du lien entre les habitudes alimentaires d’un groupe socio-culturel et sa façon de penser ? Peut-on, comme Nietzsche, affirmer l’influence de l’alimentation sur le corps et l’esprit, et comme Hegel (Cours d’Esthétique), développer une gastrophilosophie postulant une convergence entre digestion et pensée humaine dans leur tendance commune à révéler le sensible en l’assimilant ? Que dit notre mémoire du goût de notre rapport au temps, de notre vie et de celle transmise par nos ancêtres ?

Deux problématiques nous intéressent tout particulièrement, toujours en lien avec la thématique du « dedans-dehors » :

  • Nourriture et genre

Nous souhaitons interroger la dimension genrée des représentations, pratiques et discours autour de la nourriture. Bourdieu avait souligné la dimension genrée de l’habitus, entre les hommes qui préfèrent le steak et les femmes le poisson maigre, les hommes qui mordent à pleins dents, les femmes délicatement en avant de la bouche (La distinction, 1979). On peut mentionner le décalage entre l’activité de cuisine quotidienne, traditionnellement dévouée aux femmes, et la grande cuisine, celle où se manifeste le prestige de la créativité artistique et du savoir scientifique, qui est réservée aux hommes, ou bien penser aux analogies fréquentes entre la chair à consommer et le corps des femmes. Quelles approches féministes de ces représentations et clivages peut-on constater ? Quelles mutations sont perceptibles aujourd’hui ? Quelles spécificités d’appropriation, de subversion ou de maintien de traditions genrées dans le champ de la nourriture repère-t-on dans différents contextes culturels ? Quels glissements sémantiques s’opèrent quand le champ de la nourriture est associé à l’oralité, la sexualité, l’érotisme ?

Dans la mesure où la nourriture est un système sémiologique, un phénomène culturel, un enjeu éthique s’appuyant sur une sémantique, existante ou à construire, et sur l’opposition entre ce qui est sain ou toxique, sauvage ou civilisé, viril ou non viril, etc., nous partirons de l’hypothèse que le genre fait partie des éléments qui structurent les pratiques et les représentations alimentaires (Carole Counihan, Eva Barlösius, Monika Setzwein). On pourra montrer l’imbrication entre genre, nourriture, normes et pouvoir – la manière dont les pratiques et symboliques alimentaires participent à la construction genrée d’identités et de sociétés – ; et analyser les différents modes de subversion, transgression où les écrivains, artistes, penseurs ont recours à la sémantique nourricière.

  • Nourriture et environnement

Que nous disent l’anthropologie et l’écologie sur les rapports de l’humain à la nourriture, au vivant, à la terre ? Quelles mutations sont en train de se produire eu égard aux enjeux environnementaux, à la sensibilité croissante face à la maltraitance animale et à la notion du vivant dans l’alimentation, en lien avec la montée du végétarisme et du véganisme ? Corine Pelluchon considère l’acte alimentaire comme le point de départ d’un nouveau contrat social, intégrant les enjeux écologiques (Les nourritures. Philosophie du corps politique, 2015). Que nous disent les textes, la langue, les arts et médias sur la « malbouffe » et ses conséquences sur la santé, les pratiques sociales, la communauté ? Quelles pratiques, représentations, évolutions peut-on observer en France comme dans les pays germaniques et slaves ? Qu’en est-il de la montée en puissance de la culture bio, locale, végétarienne, végane… ? Comment penser l’alimentation du futur ?

Axe 1/ Altérité et transferts culturels

Axe porté par Nicole COLIN, Professeure en civilisation et transferts culturels franco-allemands

La culture est toujours un transfert, ou le résultat de transferts nés de la rencontre avec une autre culture où l’expérience de l’inadéquation des représentations familières peut provoquer conflits et malentendus, mais aussi ouvrir sur de nouvelles connaissances. Cette expérience permet de penser l’altérité culturelle comme ce qui ne se laisse pas réduire aux catégories habituelles et qui permet de rompre avec l’ethnocentrisme au profit d’un relativisme culturel propice aux métissages et aux hybridations. Partant de ce point de départ, nous étudierons l’altérité et l’interculturalité du point de vue des études culturelles. Il s’agira d’une part de mener une recherche théorique (en particulier en ce qui concerne la recherche portant sur la médiation), mais d’autre part également de recenser et d’étudier très concrètement les phénomènes et exemples de ces transferts culturels, de ces processus de traduction/adaptation/transposition, en considérant la pratique et la manière dont ils se négocient.