Une des explications au large succès rencontré par le « Tanztheater » de Pina Bausch, voire à la fascination qu’il exerce encore aujourd’hui, tient à la façon dont la chorégraphe a su saisir un trait caractéristique de l’époque contemporaine, à savoir l’investissement massif du corps en tant que facteur identitaire. Son langage peut se lire en écho et en résistance à la poussée performative et spectaculaire de la société : logiques de compétition, mises en scènes de soi, impératif de performances corporelles afin de gagner en reconnaissance sociale. Si la chorégraphe exhibe les efforts individuels fournis pour rencontrer, séduire, s’affirmer, ces efforts sont aussitôt exagérés, parodiés, mis en échec, tout en se déployant dans un univers profondément poétique, insolite et d’une grande puissance visuelle. Ce faisant, elle produit une autre performativité : l’affirmation d’une vulnérabilité dont on peut tirer une force, la vitalité de la blessure. La formidable dynamique de métamorphose, inhérente à la danse, est ici d’autant plus tangible que Pina Bausch travaille à partir des corps quotidiens, ce qui fait vaciller des ordres symboliques, dont les normes du genre. Son univers artistique reflète ainsi une éthique de la relationalité proche des pensées de la philosophe américaine Judith Butler, où il s’agit d’admettre l’interdépendance fondamentale entre les êtres, afin d’entrevoir la possibilité d’un devenir plus humain. L’ouvrage pose en outre la question cruciale de l’archivage du corps vivant, et de la transmission d’un patrimoine largement éphémère.